Une brève histoire de poches
Il y a quelques mois, lors d’une discussion sur le forum de T&N, nous avons parlé des poches brodées du XVIIIe siècle dont le sac banane, revenant en force ces dernières années, ne serait qu’une émanation. C'est l’occasion de vous parler brièvement des poches dans la mode féminine occidentale, une histoire moins anodine qu’il n'y paraît. Il ne s’agit pas de publier ici une histoire exhaustive des poches, mais d’introduire le sujet. Je vous invite à consulter les liens proposés en bas de l’article pour aller plus loin.
À la suite d’une petite étude menée en août 2018 par Jan Diehm et Amber Thomas, les porteur·euses de jeans féminins ont eu la confirmation de ce qu’iels savaient depuis longtemps à savoir que les poches des vêtements pour femmes sont beaucoup plus petites que celles des vêtements pour hommes. En effet, seules 10 % des poches sur les jeans pour femmes peuvent contenir entièrement la main d’une femme de taille moyenne, contre 100 % des poches sur des jeans masculins, qui accueillent donc aussi bien des mains d’homme que des téléphones ou des trousseaux de clés dignes de Fort Boyard.
Quand en 2018, les journalistes féministes de Madmoizelle se sont indignées contre la petitesse des poches de jeans, cette colère n’avait rien de nouveau puisque le combat pour une égalité des poches était déjà mené par les féministes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle [1].
En faisant des recherches pour cet article, j’ai constaté que beaucoup de contenus sur Internet mettent en lumière la dimension politique révélée par la différence de traitement entre les poches de vêtements pour hommes et pour femmes. Je voudrais ici faire un pas de côté par rapport à ce discours pour vous parler plus particulièrement de couture (la couture elle-même ayant une dimension politique), mais dressons d’abord une histoire de la poche à gros traits.
Superbe culotte d'homme datant de 1618 et conservée au Victoria & Albert Museum de Londres, constituant un des premiers exemples de vêtements conservés avec des poches cousues. Source
Jusqu’au XVIIe siècle (et apparemment depuis l’âge du fer), il semble que femmes et hommes utilisaient le même système pour garder leurs effets sur eux, soit une poche (que nous appellerions aujourd’hui une bourse) accrochée à la ceinture, pouvant contenir de petits outils, des pièces de monnaie, un peigne… bref, tout ce qu’il pouvait être intéressant de garder sur soi. À partir du XVIIe siècle, même si le changement ne s’est probablement pas opéré brutalement, les tenues d’hommes ont commencé à s’affubler de poches cousues à l’extérieur et à l’intérieur du vêtement (les poches telles qu’on les connaît aujourd’hui donc), tandis que les tenues de femmes ont continué à utiliser le système de poches accrochées à une ceinture. En fait de poches, ce sont alors un ou plus souvent deux grands sacs dans lesquels on peut aisément glisser une main entière - et davantage - pour y ranger tout un tas d’objets des plus utilitaires aux plus intimes. Ces poches cousues sur une ceinture à nouer à la taille permettaient notamment de mieux répartir le poids et de ne pas déformer les coutures des vêtements. Il existe beaucoup d’exemples du XVIIIe siècle conservés dans des musées : tantôt piqués, tantôt brodés ou même composés à partir de chutes d’étoffe. Les poches pouvaient être aussi bien simples et cachées sous des jupes (on y accédait par les côtés de la jupe puisque les coutures étaient laissées ouvertes, la fermeture se faisant par deux liens à nouer au devant et au dos), que très ornementées et portées aussi à l’extérieur du vêtement.
Paire de poches brodées 1700-1725 conservée au Victoria & Albert Museum, Londres (Source) et poche en patchwork, début du XIXe siècle conservée au Metropolitan Museum of Art, New York (Source)
Au début du XIXe siècle, après la Révolution française et alors que la ligne de taille des robes remonte sous la poitrine, certaines femmes, sans doute parmi les plus élégantes, vont renoncer aux poches nouées à la taille et les remplacer par des réticules, c'est-à-dire de petits sacs ou bourses qui ne contenaient pas grand-chose et qu’elles tenaient à la main ou au poignet. Je dis “certaines femmes” parce que l’on peut douter que l’intégralité de la population féminine se soit uniformément mise à suivre la mode et à abandonner purement et simplement un objet somme toute pratique. Plusieurs sources attestent d’ailleurs de la survivance des poches nouées à la taille pendant cette période [2].
Paire de poches en soie autour de 1760 conservées au Victoria & Albert Museum, Londres (Source) et paire de poches brodées 1800-1830 conservées au Victoria & Albert Museum, Londres (Source)
Au cours du XIXe siècle, à mesure que les jupes s’élargissent et que la ligne de taille à la mode redescend, il devient peu crédible de considérer que les vêtements féminins ne contenaient pas du tout de poches cousues et que ces dernières étaient remplacées par des sacs. D’ailleurs, des gravures comme de rares pièces anciennes nous étant parvenues montrent des poches cousues parfois dans des replis insoupçonnés des robes [3]. C'est par exemple le cas de ces morceaux de robe 1840-1850 conservés au V&A qui montrent des poches probablement destinées à être cousues dans les replis de la jupe (non conservée).
Si ces exemples semblent marginaux (je ne sais pas, en l’occurrence, si une étude quantitative sur les poches a été réalisés sur les vêtements féminins du XIXe siècle que nous avons conservés), il ne faut pas oublier que pendant tout le XIXe siècle, et jusqu’à la première guerre mondiale au moins, le savoir de base féminin comportait les travaux d’aiguilles (que les femmes soient ou non performantes dans cette activité). Il n’était pas rare alors de se confectionner ses propres vêtements (ainsi que ceux du reste de la famille) en dépit de l’essor des magasins de nouveautés.
Exemple de robe à tournure d'après-midi datant de 1874 avec poches plaquées décoratives. Conservée au Metropolitan Museum of Art, New York. Source
En tant que couturières et couturiers, nous savons bien aujourd’hui à quel point nos compétences nous permettent de réaliser des vêtements exactement à notre goût, comme d’adapter à nos besoins des vêtements du commerce. Combien parmi nous ont déjà transformé une chemise, élargi une jupe, ajouté des poches à une robe… ? Il ne faut pas douter que ces compétences alors largement répandues, permettaient à nos ancêtres des adaptations dont l’histoire n’a peut-être pas suffisamment conservé de traces (l’habillement quotidien des classes populaires étant assez peu représenté dans les collections des musées au profit de l’habillement d’apparat des classes plus riches).
En propageant l’idée que les femmes ont, au cours de l’histoire du vêtement, été dépossédées de leurs poches, on encourt le risque de faire oublier l’agentivité de ces femmes qui, pendant de nombreuses années, possédaient les savoirs et les compétences qui les rendaient maîtresses, dans une certaine mesure, de leur habillement [4]. Cela ne remet bien sûr pas en cause la réalité de poches moins nombreuses et plus petites sur la plupart des vêtements féminins du prêt-à-porter depuis de nombreuses décennies. Cependant, cette déperdition n’est-elle pas plutôt le signe que laisser la responsabilité de la confection à des industries hautement inégalitaires, confortablement ancrées dans une société capitaliste et patriarcale a nécessairement des conséquences néfastes ? Cela ne plaide-t-il pas pour une réappropriation collective des savoirs, et notamment celui de la couture ?
Il me semble que les travaux d’aiguille ayant, aujourd’hui encore, une réputation de futilité liée à leur histoire largement féminine, on ne prend pas assez la mesure de leur place essentielle dans les sociétés du passé, et du pouvoir, invisible mais réel, qu’ils offraient, et offrent encore, à leur pratiquant·es. Puisque nous vivons dans des contrées au climat parfois rude et dans des sociétés qui rendent obligatoires le port d’habits, le pouvoir de se confectionner ses propres vêtements ne serait-il pas bien plus puissant qu’on ne le pense ?
Même si la couture (et plus largement les travaux d’aiguilles) est aujourd’hui pour nous un loisir qui se suffit à lui-même, il me semble important de ne pas oublier qu’en cousant, en ajustant, en reprenant nos vêtements nous exerçons un pouvoir qui a des conséquences, même infimes, sur la société.
Notes
[1] Pour des questions d’accès limité je n’ai malheureusement pas pu consulter moi-même les sources, mais je vous renvoie à celles de la vidéo de Bernadette Banner (voir note 57 “A plea for pockets) et à deux articles du New York Times en accès restreint : “Plenty of pockets in Suffragette suit” et “A plea for the bloomers”.
[2] Voir à ce sujet les plaidoyers moraux cités dans l’article d’Ariane Fennetaux : Anon. Celia in Search of a Husband. London: A. K. Newman & Co, 1809 et Tidy, Theresa. Eighteen Maxims of Neatness. Londres: J. Hatchard, 1817.
[3] Je vous renvoie par exemple à cette aquarelle de Constantin Guys (1802-1892) passée en vente aux enchères chez Artnet ou à la fin de cet article de Green Martha dans lequel elle montre plusieurs robes des années 1880 avec des poches.
[4] Dans cette idée et pour poursuivre la réflexion, je vous renvoie à l’article d’Ariane Fennetaux, “Les poches ou la voie / voix moyenne : valeurs et pratiques des femmes de la middling sort en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle” disponible intégralement en ligne sur OpenEdition Journals https://journals.openedition.org/1718/363
Pour aller plus loin
- Étude sur les poches de jeans (en anglais)
- Article Madmoizelle sur la taille des poches de jeans (en français)
- Article sur l’absence de poches dans le costume d’Hillary Clinton (en anglais)
- À propos des poches nouées à la taille sur le site du V&A (en anglais)
- Ariane Fennetaux, « Les poches ou la voie / voix moyenne : valeurs et pratiques des femmes de la middling sort en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle », XVII-XVIII, 72 | 2015, 129-150. À consulter en ligne en français
- Vidéo assez complète de Bernadette Banner sur l’histoire des poches avec une vision de couturière (en anglais)
- Article de Green Martha à propos des poches sur les robes de mariées, avec quelques gravures anciennes montrant des poches en fin d’article (en français)
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Merci beaucoup pour cet article très intéressant et très plaisant à lire...
Super intéressant ! Je m'étais déjà fait la réflexion sur l'absence des poches intérieures de manteau qui oblige à porter un sac à main, mais j'étais loin de me douter que l'on pouvait élargir le sujet. Merci !!
C'est super intéressant! Merci!
Merci pour cet article très intéressant. Où va se nicher l'inégalité des sexes !
Merci pour cet article qui dévoile bien l'importance du vêtement à travers de petites pièces anodines mais combien importante dans le quotidien
Merci de cet article bien illustré et bien écrit ! Je vais me régaler à aller voir les liens.
Dans l'habit bizarre et complexe -mais élégant à mes yeux d'enfant- de ma tante religieuse dominicaine, il y avait ces immenses poches attachées qu'elle appelait "mes profondes". Mais confiée à ses soins, elle avait cousu les poches de mon manteau pour pas que je mette les mains dedans -mauvais genre - ni ma récolte de marrons d'Inde - ça déforme.
Merci pour cet article, c'est très intéressant.
Merci Lucie pour cet article passionnant !
Merci pour cet article, il met en lumière tout un tas de choses sur lesquelles je n'avais pas tilté jusqu'à présent et notamment, comme dit plus haut, sur les poches intérieures de manteaux.
J’aime bien le questionnement sur la réappropriation des savoirs. En plus, j’ai appris un mot : l’agentivité. Jamais lu ou entendu mais bien perspicace dans le contexte de la défense des travaux des femmes.
Article et liens très intéressants !
Merci à toutes. Contente que cette réflexion vous ait intéressées !
ah oui, combien tout est politique au-delà de l'anecdote historique si plaisante !!! ça fait plaisir de le voir démontré, pour lutter contre ce sceau de futilité associé aux femmes que tu décris si bien !
Merci lucie mdhda pour ton article passionnant tant pour le fond que par la forme !
Non seulement ces messieurs ont des poches plus grandes que ces dames, mais ils ont droit aux poches intérieures! Exit le coté pratique des vêtements féminins, on est juste là pour porter une enveloppe textile qui ne vaut que pour son apparence (femme-objet etc, soit belle et tait toi...)
Tu as raison, la couture, c'est politique, on file (enfin) le droit de vote aux femmes ainsi que la possibilité d'ouvrir un compte bancaire mais on entrave leurs mouvements en les obligeant à mettre ces pass! droit dans un sac "à main". Bon, je ferme la parenthèse de c'était comme ça y a un demi-siècle, mais en y regardant bien, on toujours pas plus de poches depuis ce temps là ..
Merci pour cet article très documenté et vraiment passionnant. Je vais voir mes poches (ou absences de poches) d'un autre oeil !
Les prochaines poches de mon futur vêtement seront assurément bien profondes.
Merci pour ton article.
Merci pour ce regard très politique sur ce qui n'est finalement pas du tout un détail ! très intéressant :-).
Merci, Lucie, pour cet article fort intéressant qui incite à la réflexion!
Merci pour cet article et cette réflexion intéressante qui éclaire d'un jour nouveau la question des poches sur les vêtements féminins.
Très bien cet article. A lire aussi un chouette livre qu'on m'a offert à Noël : la Robe de Georges Vigarello une histoire culturelle du moyen-âge à aujourd'hui chez Points seuil. L'aspect politique de la forme des robes est surprenant (je n'y avais pas vraiment pensé et pourtant...) et passionnant.
Merci pour cet article très intéressant !
Mes premières jupes et robes cousues main avaient généralement des poches, calquées sur une jupe patineuse H&M, il y a une douzaine d'années.
Cette vision du vêtement féminin comme devant être joli avant d'être pratique persiste encore tellement... Les vestes pour femmes avec de véritables poches qui ferment sont peut-être plutôt inspirées du vestiaire masculin, non ? (perfecto, veste en jean...)
Que ce soit grâce aux poches dans les robes ou les manteaux, quelle sensation de liberté de sortir sans sac à main ! :-)